lundi 20 juin 2022

Québec — Des retards scolaires qui atteignent le « jamais-vu » suite à la politique de confinement

Des enseignants s’inquiètent de l’évolution plus lente que d’habitude des jeunes en raison de la gestion de la pandémie. Le Journal de Québec relate :

Prise de présence en 2020
 
Des élèves de 5e année qui peinent à lire un texte simple. Des petits qui ont cessé de parler. Des ados qui ne font plus aucun devoir. De la maternelle au cégep, on commence à prendre la mesure des retards accumulés par les jeunes Québécois en raison de la pandémie. Des professeurs témoignent des exemples les plus inquiétants qu’ils côtoient au quotidien.

« Je n’avais jamais vu ça avant. »

Cette phrase, Le Journal de Québec l’a entendue à répétition en parlant ce printemps à une vingtaine d’enseignants et d’intervenants de plusieurs régions. Des travailleurs d’expérience qui en avaient pourtant vu de toutes les couleurs avant.

Jean-Philippe Viau est orthopédagogue depuis plus de 10 ans dans la même école primaire de Montréal auprès de jeunes de 5e et 6e année. Avant, il pouvait compter environ cinq élèves sur une classe de 20 qui peinaient à comprendre un texte en français.

« Maintenant, c’est la moitié. Facilement. »

Toujours pas revenu

Bien que la dernière année se soit déroulée presque entièrement en présentiel [en classe, en personne], la normalité ne semble pas être revenue dans les apprentissages, selon les gens interrogés.

Plusieurs précisent que c’est en fait l’écart entre les plus forts et les plus faibles qui s’est creusé.

« D’habitude, j’ai des étudiants forts, des moyens et des faibles. Là, je n’ai pas vraiment de moyens », remarque François Régimbal, professeur de sociologie au cégep du Vieux Montréal.

Quand on braque le projecteur sur les plus faibles, le portrait semble alarmant à plusieurs endroits, particulièrement en milieu défavorisé et allophone.

« Nos jeunes ne vont pas bien », soupire Crystel*, qui travaille comme psychologue scolaire à Montréal.

Trois élèves de son école ont fait du mutisme sévère cette année, c’est-à-dire qu’ils ont cessé de parler. Ce trouble est rare. Dans une année normale, on en compterait au plus un seul dans tout l’établissement.

« On a un enfant de 5e année qui lit huit mots par minute. Ça, c’est un niveau première année. »

Cas plus sévères

Les élèves qu’elle voit sont ceux qui ont le plus de difficulté, ce qui n’est pas représentatif de l’ensemble. Mais la sévérité des cas qui se retrouvent dans son bureau s’est aggravée.

Certains enfants d’immigrants avaient déjà pris du retard en raison de leur parcours migratoire. Puis, une fois qu’ils sont arrivés au Québec, la pandémie et l’école à distance sont venues paralyser leur progrès à nouveau.

« Avant, quand un élève avait deux ans de retard, on se disait “oh, mon dieu”. Là, c’est trois ou quatre ans de retard […] J’ai peur que ça ne se rattrape pas, tout ça. »

Au secondaire, c’est la motivation et le manque d’organisation--- des adolescents qui inquiètent le plus les enseignants interrogés. Plusieurs admettent avoir dû baisser leurs attentes.

« La pandémie a tout arrêté. C’est comme si [les jeunes] étaient encore en attente », dit Pénélope*, qui enseigne le français à Montréal.

Pas facile de s’adapter au secondaire pour ceux qui ont terminé le primaire en pandémie

Des élèves qui ont terminé le primaire en pandémie ont l’impression d’avoir été doublement laissés à eux-mêmes dans leur transition vers le secondaire en raison de l’enseignement à distance.

« C’est comme si je m’étais adaptée, mais pas de la bonne façon », révèle Mia Dominguez, 14 ans.

Un enseignant enlève des points quand un devoir n’est pas remis ? Il suffit d’écrire n’importe quoi cinq minutes avant le cours et le tour est joué, illustre timidement l’élève de 2e secondaire de la Montérégie.

Pendant deux ans, leur vie scolaire a été ponctuée de cours virtuels. Les exigences ont été relâchées, les examens du ministère annulés.

« Les jeunes ne sont pas fous. Ils nous disent : “De toute façon, je vais passer pareil” », rapporte Laurence*, qui enseigne les maths en 2e secondaire en Abitibi.

Grosse marche

Les élèves qui sont actuellement en 2e secondaire étaient en 6e année du primaire lorsque les écoles ont été complètement fermées, en mars 2020.

Plusieurs enseignants ont admis avoir été plus conciliants que d’habitude. Mais maintenant que la normalité est de retour, les exigences typiques du secondaire le sont aussi.

« J’ai compris qu’il fallait que j’étudie pour remonter mes notes, mais je n’ai pas compris comment étudier parce que je n’ai jamais [eu à le faire] », dit Sydney Fleury, 14 ans.

« Il faudrait que je sois plus autonome, mais je ne sais pas comment faire, raconte Medhi Rougui, 14 ans. C’est comme si on s’attendait à ce qu’on le soit déjà. »

L’agenda, le matériel, le casier, les changements de locaux : ce sont toutes des choses auxquelles il n’avait pas à penser, ni au primaire ni pendant les cours virtuels.

Son collège privé fonctionne avec un système de pointage. Chaque fois qu’il oublie d’apporter sa calculatrice ou un devoir, il perd des points.

Il en a tant perdu qu’il craint maintenant d’être expulsé. « Ça me rend triste, mais j’essaie de ne pas y penser […] J’aime cette école », dit le jeune amateur de basketball.

Il croit qu’il va finir par s’adapter, avec le temps. Sa principale motivation ? « Ne pas me faire expulser. »

Le français écope

Traditionnellement, la matière pour laquelle Alloprof reçoit le plus de demandes pour ses services d’aide aux devoirs, c’est les maths. Mais pas depuis la pandémie.

« C’est devenu le français », s’étonne le directeur stratégique Marc-Antoine Tanguay.

Ce constat va de pair avec ce que beaucoup d’intervenants observent, particulièrement à Montréal.

« Je n’ai jamais eu des élèves aussi faibles en français », témoigne Mireille*, qui enseigne au dernier cycle du primaire. Certains professionnels ont remarqué une telle baisse de maîtrise chez certains élèves qu’ils ont d’abord cru à un trouble du langage. « Finalement, on s’est rendu compte que c’est juste parce qu’ils ont été moins exposés au français », dit Eugénie*, qui travaille comme psychoéducatrice.

Car pour les jeunes issus de l’immigration, la langue de Molière ne s’apprend pas seulement dans les cours de français, mais tout au long de la journée. Or, les confinements les ont privés de toutes ces interactions en français. [Ils ne regardent pas la télé, l’internet, les séries en français ? Ils ne parlent pas en français à leurs voisins ?] « Des parents nous ont dit : “Mon enfant a comme désappris le français” », abonde la psychologue Crystel*.

« Ça parle énormément anglais, on perd le contrôle », témoigne Pénélope*, qui enseigne le français en 1re secondaire à Montréal. Elle remarque que plus que jamais, ses élèves cherchent leurs mots, peinent à structurer leurs phrases, à exprimer clairement leurs idées.

Pénurie de personnel

Plusieurs soulignent que les effets néfastes de la pandémie coïncident aussi avec une pénurie de personnel dans les écoles. « C’est un cocktail explosif », dit Marjorie Racine, qui enseigne au primaire à Longueuil.

En tant que psychologue scolaire, Crystel* a l’habitude de ne pas pouvoir répondre à tous les besoins tant ils sont grands. « Mais là, les élèves identifiés comme prioritaires sont encore plus prioritaires qu’avant. »

En se concentrant sur les jeunes qui ont de grandes difficultés, elle n’a pas le temps de s’occuper de « la tranche du milieu », des jeunes qui auraient le plus de potentiel de rattraper leur retard.

« Mais on ne peut pas laisser les plus vulnérables sans services. C’est horrible comme choix. »

Hausse de l’anxiété, bon nombre sous médicaments

Presque tous les intervenants interrogés disent observer une hausse de l’anxiété.

« J’ai beaucoup d’élèves qui ne veulent plus venir à l’école tellement ils sont stressés », confie Eugénie*, psychoéducatrice à Montréal.

Un bon nombre de jeunes prenaient déjà des médicaments pour traiter leur trouble de l’attention. Mais elle a maintenant des élèves de 10 ans qui prennent une tout autre sorte de molécule : des anxiolytiques pour calmer leur angoisse.

« Au début de l’année, j’avais des jeunes qui ne voulaient même pas entrer dans la classe », dit Anne*, qui travaille comme éducatrice spécialisée au secondaire.

« Même les très bons élèves ont besoin de se faire rassurer », observe Patrick Jasmin, qui enseigne l’univers social au secondaire en Montérégie.

Quels devoirs ?

Sandra* enseigne les arts au secondaire à Montréal. Elle ne pénalise même plus les retards dans les remises de travaux tant ils sont généralisés.

« Tant que tu me le remets [le travail], je vais être contente. »

Geneviève Bourbeau, qui enseigne en 6e année à Longueuil, rapporte avoir dû faire plusieurs rappels aux parents que les devoirs n’étaient pas facultatifs.

« Avant la pandémie, il fallait faire ce genre de rappels pour quelques-uns d’entre eux. Là, c’est une majorité. »

À l’école secondaire d’Anne*, éducatrice spécialisée, le nombre de retards n’a pas vraiment augmenté, mais l’attitude des élèves face à la ponctualité a changé. « Ils arrivent en retard sans se sentir coupables. Ils disent : “Bof, c’est pas grave”. »

Sur la Rive-Sud, Patrick Jasmin et ses collègues observent une baisse de maturité et d’autonomie chez ses élèves.

« Ils ont moins de capacité à se débrouiller. S’ils ne savent pas comment faire, ils vont juste arrêter de travailler plutôt que d’essayer de trouver un plan B. »

« Un élève m’a dit que c’était de ma faute s’il coulait parce que c’est moi qui mets la note », illustre-t-il.

Des maternelles « soupe au lait »

« La violence a augmenté de façon significative. J’ai jamais vu ça. C’est des crises, des cris, des coups. C’est pas drôle », dit Geneviève Bourbeau, qui enseigne au primaire à Longueuil.

Les tout-petits cette année sont plus « pop corn », c’est-à-dire qu’ils ont tendance à éclater en crise sans préavis, explique Ève Duceppe, qui enseigne en maternelle 4 ans à Montréal.

Elle donne l’exemple d’un élève qui explose en pleurs parce qu’un ami ne veut pas jouer avec lui ou encore parce qu’il n’arrive pas à faire le bricolage demandé. « Avant, on avait moins de larmes. »

Même les enseignants d’autres niveaux ont remarqué ces comportements explosifs.

« Les maternelles cette année, sans farce, c’est la pire année que j’ai vue », observe l’enseignant Jean-Philippe Viau, qui les voit interagir lors des récréations.

Heureusement, il n’est pas trop tard pour ajuster le tir avec les petits puisqu’ils en sont au début de leur parcours scolaire, insistent les enseignants.

« On fait passer tout le monde »

La plupart des enseignants interrogés ne croient pas que les retards majeurs qu’ils observent chez leurs élèves vont se concrétiser par une hausse des échecs ou des redoublements.

« Ma réponse va être très cynique : […] On fait passer tout le monde », témoigne Mireille*.

Pendant deux ans, les élèves n’ont pas eu d’examens ministériels, qui permettent de comparer les écoles et régions entre elles.

« Ce qui m’inquiète au plus haut point, c’est qu’on n’a pas de repères sur le plan des apprentissages », explique Steve Bissonnette, professeur au département d’éducation à la TELUQ.

« On sait qu’il y a des retards. Mais des retards légers, moyens ou graves ? »

Deux études québécoises se sont déjà penchées sur la question, mais elles ont été réalisées au cours de l’année 2020-2021.

Inutile de dire que beaucoup d’experts vont s’intéresser aux examens ministériels qui se tiennent en ce moment, les premiers de fin d’année depuis le début de la pandémie.

Or, le ministère a annoncé en mai dernier que les examens ministériels de cette année seraient allégés, notamment pour mettre l’accent sur les notions prioritaires.

De toute façon, les examens du ministère ne permettent jamais de comparer parfaitement les cohortes entre elles, car leur difficulté fluctue, explique Catherine Turcotte, professeure de didactique à l’UQAM.

C’est pourquoi il est toujours pertinent d’aller chercher la perception des enseignants pour avoir un portrait complet, ajoute-t-elle.

*Noms fictifs. Plusieurs intervenants qui ne sont pas protégés par un rôle syndical ont gardé l’anonymat pour ne pas révéler l’identité de leurs élèves et pour éviter les représailles de leur centre de services scolaire.


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